Celui qui se connaît lui-même ne peut être
leurré par l'éloge que les gens font de lui.
Sagesse Céleste - Traité de
Soufisme
Al-Mawâdd al-Ghaythiyya an-Nâshi'a
'an
al-Hikam al-Ghawthiyya
Shaykh Ahmad Ibn Mustafa
al-'Alawi
Introduction,
Traduction de l'arabe et notes :
M. Chabry & J. Gonzalez
Édition La Caravane
N° 10 - Celui qui se connaît lui-même ne peut être
leurré par l'éloge que les gens font de lui.
Qui connaît les vices de son âme ne peut être leurré
par l'éloge que les gens font de lui; il ne saurait en effet renoncer à sa
propre certitude pour adopter la simple opinion d'autrui : Mais l'homme dispose d'une certaine
clairvoyance, s'agissant de lui-même (
75, 14 ). Ibn `Atâ' Allâh dit dans ses
Aphorismes : « Le plus ignorant des
hommes est celui qui renonce à ce qu'il sait de lui-même pour adopter l'opinion
d'autrui ». Un disciple entreprit une
fois de faire l'éloge de son maître; ce dernier se mit à pleurer et lui dit: «
Je me connais moi-même mieux que toi
». Voilà comment sont les maîtres de l'équité : ils
ne se laissent pas leurrer par l'éloge que les gens font d'eux car ils se
connaissent mieux que personne. Quant à l'ignorant leurré, il aime le plus
souvent que l'on fasse son éloge, et ce – incroyable ! - , malgré le nombre de
transgressions dont il s'est rendu coupable et qu'il est seul à connaîre.
Selon Hârith al-Muhâsibî, celui qui apprécie l'éloge
d'autrui ressemble à quelqu'un qui apprécierait la plaisanterie qu'on lui
ferait en disant : « Tes excréments ont
le parfum du musc ! », et s'en
réjouirait.
Ibn `Abbâd (1) dit ceci : « Sans nul doute, ses propres fautes et ses propres vices,
dont tout serviteur a connaissance, sentent plus mauvais et sont plus impurs
que ses propres excréments : tout cela est du même ordre ». Sauf que dans ce dernier cas, le serviteur dont on fait
l'éloge sait que son panégyriste ignore ses fautes et ses vices ( contrairement
au cas précédent où le plaisantin connaissait fort bien la victime de sa
blague). Seul quelqu'un qui n'a aucune valeur pour Dieu peut avoir une telle
attitude; s'il réfléchissait un peu, il renoncerait à de telles illusions et se
rendrait compte de son erreur. Comment ne serait-il pas dans l'erreur, alors
que, se voyant lui-même plongé dans les transgressions, il prend au sérieux les
propos de quelqu'un qui ne le connait absolument pas? Si ce dernier le
connaissait réellement, il ne le fréquenterait pas et ferait encore moins son
éloge, sauf éventuellement pour se moquer de lui !
Sache que la connaissance de Dieu dépend de la
connaissance de l'âme, au début de la voie comme à son terme. Au début, on la
connait au travers de ses défauts et on lui attribue donc ce qui lui revient de
droit, de même qu'on reconnaît à la Divinité les perfections qui Lui reviennent
de droit; voilà pourquoi le Prophète a dit : « Qui connait son âme connait Son Seigneur (2) ».
Il a également dit : « C'est celui d'entre
vous qui connait le mieux son âme qui connait mieux son Seigneur (3) ».
En effet, plus l'homme connait son âme, mieux il connait son Seigneur, du fait
que toutes les formes de qualité ou d'altérité se trouvent en elle. On a dit en
ce sens :
La maladie est en toi,
et tu ne vois rien.
Le remède ne peut venir que de toi, et tu n'en sais
rien.
Tu crois que tu n'es rien de plus qu'un corps
minuscule,
Alors qu'en toi se trouve le Macrocosme avec une
majuscule.
Lorsque l'âme s'est purifiée de ses vices, adoptant
les qualités parfaites, le connaissant ne doit plus se limiter à la
connaissance de son âme, et doit au contraire rechercher dans arrêt le sens
intérieur de sa parole : « Qui
connait son âme connait son Seigneur »
, car elle contient un secret caché. Le connaissant doit le rechercher en se
concentrant sur la proximité de Dieu à son égard, jusqu'à ce qu'il Le trouve
plus proche de lui qu'il ne l'est lui-même. L'âme est en effet semblable au
mécréant : L'assoiffé prend [ le mirage] pour de l'eau jusqu'à ce qu'il
l'atteigne; là, il ne trouve rien sauf Dieu, qui lui règle son compte ( 24,
39 ). S'il était intéressé à ce qui se passe à l'extérieur de lui-même, il
aurait dévié de la voie et aurait confondu le jour avec la nuit. Mais les
hommes de Dieu s'en tiennent à leur propre âme et y cherchent la proximité de
Dieu; ils la trouvent dès qu'ils disparaissent eux-même (4).
Moulay l-`Arabî al-Darqâwî a dit à l'un de ses
disciples qui voulait connaître Dieu : « Jette ton livre et creuse dans la terre de ton âme
jusqu'à ce que l'eau en jaillisse, et sinon va-t'en ! » C'est la seule manière de connaître vraiment Dieu. Toute
personne intelligente sait que Dieu est plus proche d'elle qu'elle-même :
comment pourrait-il donc y avoir à l'intérieur du Trône plus de proximité qu'il
n'y en a chez l'homme ? Impossible, car Il est plus proche de lui que sa veine
jugulaire ( 50, 16 ). A Dieu ne plaise qu'Il puisse Se rapprocher d'une
chose ou au contraire S'en éloigner, car Il est proche de toute chose, et rien
n'est exclu de cette proximité! Alors ne t'intéresse à rien de ce qui se passe
au dehors, voyageur ! N'as-tu pas entendu Sa Parole ( 41, 53 ) : Nous leur montrerons Nos Signes dans les horizons et en
eux-mêmes, jusqu'à ce qu'ils voient clairement que c'est la Vérité ?
Alors, reviens à toi-même et cherche là, car cela te
suffira. J'ai dit à un homme mu par l'amour :
Comprends la nature de
tes attributs et circule à l'intérieur de toi-même.
Ton esprit t'appelle; il y a là un secret incroyable.
La signification subtile, le vin primordial.
La réalité spirituelle elle-même se manifestera à toi
du plus profond de toi-même.
Tu atteindras ta propre essence par toi-même.
Elle n'est autre que toi-même, tu ne dois pas en
douter.
Quelle est cette chose qui te masque un secret te
cernant de tous côtés?
Alors comprends ta signification, rien ne te voile de
toi-même.
On a dit également :
Eh toi que les soucis
distraient de ton secret !
Regardes et tu trouveras l'existence tout entière en
toi.
Tu es l'homme parfait, du point de vue de la réalité
spirituelle et de la voie,
Toi qui réunis l'ensemble du divin secret.
Les gens ne se rendent pas compte de ce qu'il sont !
Eh toi qui cherches la
Vérité,
Écoute ce que te dit ma voix!
C'est de toi que part la voie,
Et c'est à) toi qu'il s'agit d'arriver.
Notre maitre, Sîdî Muhammad al-Bûzidî, a dit à l'un de
ses disiciples :
Le secret te cerne
intégralement,
Si seulement tu réalisais tous les bienfaits qui sont
en toi!
Des secrets de ton Seigneur, tu es le récipient;
Tu es une forme embellie par les dépôts qui sont en
toi.
Tout ce qui existe dans le Trône et sur la terre est
en toi;
En toi également résident le futur et le passé.
C'est ton esprit qui est l'objectif, ce que tu désires
est en toi;
Et c'est ton apparence extérieur qui te voile du
secret.
Les allusions du Peuple (5)
sont diverses, mais toutes se ramènent à la connaissance de l'âme, conformément
à la parole du Prophète : « Qui
connait son âme connait son Seigneur
».
Si les vices de l'âme sont si nombreux, c'est parce
qu'elle est le support des secrets de Dieu : Celui que Nous emplissons, Nous le faisons chuter dans la
condition de créature ( 36, 68 ). Aspirant, il ne s'agit pas de délaisser ton âme ni de la
traiter en ennemi, mais de l'accompagner et de s'isoler avec elle, pour qu'elle
te fasse découvrir ce qu'elle contient (6).
Al-Majdhûb (7), le maître des maîtres de cette communauté, a dit en
ce sens :
Quant à ton âme, essaye
de la diriger;
Occupe-toi d'elle matin et soir.
Elle tombera peut-être en ton pouvoir,
Et tu finiras par l'utiliser pour chasser.
Ô mon Dieu, fais-nous connaître notre
âme et épargne-nous son mal, Toi qui entends nos prières!
Extrait de (Pages 55 à 59)
Notes :
- Ibn `Abbâd al-Rundî, soufi du XIVe siècle né à
Ronda en Andalousie et enterré à Fès, est l'auteur d'un commentaire très
connu des Aphorismes d'Ibn `Atâ' Allâh.
- Suyûtî, Kitâb al-durar al-muntathira, harf al-mîm;
`Ajlûnî, Kashf al-Khafâ', n°2532. Selon Ibn `Arabî, ce hadîth, s'il n'est
pas authentifié par sa chaîne de transmission, l'est par le dévoilement
spirituel.
- Dans son commentaire du précédent hadîth, `Ajlûnî
cite une version très légèrement différente de cette tradition en se
référant au Adab al-dîn wa l-dunyâ de Mâwardî.
- C'est-à-dire que la raison d'être de l'âme est la
même que celle de la mécréance : un chemin vers la Vérité. Lorsqu'on
comprend sa réalité la plus profonde, l'illusion qu'elle puisse avoir une
activité autonome disparaît, et c'est alors que la Vérité apparaît : Nous
n'avons pas créé les cieux, la terre et tout ce qui se trouve entre eux
par jeu. Nous les avons créés par la Vérité ( 44, 38 ).
- Al-qawm : le peuple, la tribu c'est-à-dire les
soufis.
- Dans les commentaires précédents, l'auteur
déniait toute qualité positive à l'âme. La contradiction apparente est due
au fait que l'âme correspond à l'affirmation du moi individuel, d'une
part, et au secret de la Présence divine, d'autre part. Ainsi, lorsqu'on
affirme la nécessité de son extinction, c'est parce que l'on considère que
sa prétention à être quelqu'un est ce qui la voile le plus de la
seigneurie divine. Toutefois, l'existence même de cette prétention prouve
sa nature et son origine spirituelles. Par conséquent, connaître son
aspect négatif d'affirmation du moi individuel, c'est reconnaître ipso
facto la vérité qu'elle dissimule en elle, étant entendu qu'il ne s'agit
pas là d'une reconnaissance théorique ou purement mentale mais d'une
réalisation par le biais d'une extinction réelle.
- Sîdî `Abd al-Rahmân al-Majdhûb, maître shâdhilî
(m. 976/1569) enterré à Meknès, est l'un des maillons de la silsila
de la tarîqa `Alawiyya. Ses poèmes transmis oralement sont très
connus au Maghreb. Cf. A.L. de Prémare, Sîdî `Abd al-Rahmân al-Majdhûb,
Mysticisme populaire, société et pouvoir au Maroc au 16è siècle, Rabat,
1985.
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